Séminaire
"Usage
/ Use"
Entre user d'un droit
et user
d'une chose
Une confusion mythique
Héritée du droit
romain, la
distinction entre biens corporels et biens incorporels
imprègne
toujours le droit civil. Les choses matérielles (dites
appropriables et de valeur) côtoient ainsi sans vergogne
des
droits patrimoniaux, dont l’incorporalité ne fait
aucun
doute. Si ce mélange hétéroclite et
historique de
réalités concrètes et de pures
abstractions ne
rebute pas l’être rationnel qui sied en chaque
civiliste,
c’est qu'en théorie, le bien corporel
résulte de
la fusion entre un droit et une chose
matérielle. Un bien corporel ne serait, en
définitive,
qu’un droit de propriété sur un objet
tangible.
Cette savante explication laisse
néanmoins
une inconfortable impression d’artificialité, du
moins
d’un point de vue lexicographique. Si l’on dit
«ma
maison» et non «mon droit de
propriété sur
cette maison», ne dit-on pas
aussi «ma
clientèle», «mon achalandage»,
«ma base
de données», «ma
créance», «mon
savoir-faire», «mon secret
commercial» ?
L’amalgame propre aux biens corporels (et son vocabulaire
métonymique) semblerait ainsi pouvoir s’exporter
sans trop
de difficultés dans l’univers des choses
immatérielles. Faudrait-il pour autant
répéter la
confusion mythique et suggérer que certains biens
incorporels
«font corps» avec des choses
immatérielles ?
L’être pragmatique en chacun de nous peut
être
sceptique.
L’usage
démystificateur
Sous l’angle de
l’usage,
l’idée d’une confusion entre un droit et
sa chose
est dérangeante, mais également
pédagogique. Entre
l’usage
d’un droit
et l’usage d’une
chose,
il y aurait en effet un espace conceptuel peu propice à la
(con)fusion. Quelques «questions
d’usages» peuvent
convaincre de la facticité de tout amalgame.
Peut-on
user d’un droit sur une chose sans user de cette chose ?
Si je vends une chose, j’use
de mon droit
d’en disposer (abusus)
sans user de cette chose. Il n’y a pas, en
fait,
d’osmose complète entre l’usage
d’un droit et
l’usage de sa chose. Si j’use de la chose
d’autrui,
je n’use pas nécessairement d’un droit
d’user
de cette chose. L’usage de l’un n’emporte
pas
forcément l’usage de l’autre. Pourtant,
l’usage de l’un peut compromettre l’usage
de
l’autre. Si je détruis la chose ou use
d’une chose
consomptible, le droit sur cette chose se voit anéanti. Mais
si
je cède mon droit sur une chose, je ne perds pas
forcément l’usage de cette chose. Ce
n’est plus la
chose qui est consomptible, mais le droit d’en
disposer.
La
chose peut être immatérielle, mais son usage
est-t-il
différent de l’usage du droit dont elle est
l’objet
?
Si je cesse définitivement
d’user
d’une chose immatérielle, je ne perds pas
nécessairement le
droit
d’user de cette chose. À
l’exemple de celui qui abandonne la possession
d’une chose
matérielle sans abandonner le droit de
propriété
dont elle fait l’objet (cf. Œuvres de Pothier, t.
IX, p.
288), le non-usage d’une œuvre,
d’une
invention, n’emporte pas l’abandon du droit
d’auteur
sur cette œuvre, du brevet sur cette invention. Cependant, le
non-usage d’une chose immatérielle peut en
certaines
occasions compromettre le droit sur cette chose. La marque de commerce
dont on ne fait plus usage retourne dans le domaine public; le droit
sur un achalandage qui n’est plus cultivé par
l’entreprise devient sans objet; le secret commercial qui
s’ébruite n'existe plus. En
constituant parfois une condition de l’existence de la chose
immatérielle, l’usage dont on fait d’une
telle chose
détermine le droit dont elle est l’objet.
L’usage
dissociateur
Si la notion d’usage permet de
rompre avec le
mythe de la confusion caractéristique des biens corporels,
elle
nous renseigne aussi sur quelques différences entre
l’appréhension juridiques des choses
matérielles et
celle des choses immatérielles. Ces différences
contrediraient-elles l’idée
métaphorique de «propriété
intellectuelle» ?
L’impalpable
et imprescriptible immatérialité
La possession qu’on fait
d’une chose
matérielle qui appartient à autrui peut, au terme
d’une prescription acquisitive, opérer un
transfert de
propriété (art. 2910 C.c.Q.). L’usage
d’une
chose



matérielle peut ainsi, en incarnant le corpus
de la possession,
s’effectuer au détriment de
son propriétaire et du droit qu’il a
d’user de
sa chose. Pour que la possession soit acquisitive, cet usage
ne
peut
toutefois être concomitant avec l’usage de la chose
par son
propriétaire. L’usage de la chose par le
possesseur
implique en effet
le non-usage du droit d’user de la chose. Mais si la chose
est
immatérielle, je ne peux en faire usage dans le but
d’acquérir le droit d’autrui sur cette
chose.
L’immatérialité d’une chose
permet
trop aisément l’usage simultané de la
chose qui
appartient à autrui et du droit d’user
de cette
chose.
Comment, dans ces conditions, déterminer le
caractère non
équivoque (art. 922 C.c.Q.) de la possession d’une
chose
immatérielle, d'une réalité abstraite
dont
personne n'a en principe la maîtrise ? Celui qui fait usage
de la
chose
immatérielle d’autrui ne demeure jamais
qu’un
utilisateur de cette chose, agissant avec ou sans
l’autorisation
de la loi ou du titulaire du droit sur cette chose.
L’abandon
et l’éclatement de
l’exclusivité des choses
immatérielles
L’abandon d’un droit
sur une chose
immatérielle exclut généralement
l’acquisition ultérieure d’un droit sur
cette chose.
Lorsque sont abandonnés un droit d’auteur ou un
brevet,
l’œuvre ou
l’invention
qu’ils avaient pour objet sont versées dans le
domaine
public, où chacun peut en faire usage. Personne ne peut
cependant occuper cette chose immatérielle sans
maître
(art. 935 C.c.Q.), car on ne pourrait facilement distinguer celui qui
occupe (animus
et corpus)
véritablement cette
chose de ceux qui en font seulement
usage. L’abandon d’une marque de commerce constitue
à cet égard une exception, dans la mesure
où seule
une personne peut faire usage d’un signe distinctif dans le
cadre
d’une activité spécifique et
localisée (art.
4, 6, 7 et 19 LMC). L’usage par plusieurs personnes
d’une
marque s’oppose en effet à la finalité
recherchée par l’usage d’une marque, qui
est de
distinguer une entreprise de sa concurrence. On peut ainsi, par son
usage, «occuper» une marque de commerce
abandonnée.
L’abandon d’un droit
sur une chose
immatérielle est moins un acte de renonciation
qu’une
libéralité en faveur du domaine public. Dans la
mesure
où elle ne peut être occupée par
quiconque, la chose
immatérielle dite
abandonnée reçoit une destination publique
étrangère à l’acte
unilatéral et
abdicatif qu’est l’abandon. Cette chose
abandonnée
serait plutôt l’objet d’une donation,
opérant
un transfert au bénéfice d’un
donataire, le
«public», dont le consentement serait en principe
requis
(art. 1806 C.c.Q.). L’usage par une autre personne de la
chose
immatérielle dite abandonnée pourrait valoir
consentement
du public, mais ne pourrait à lui seul satisfaire aux
conditions
de forme de la donation d’un bien meuble qu’est
l’acte notarié en minute ou, à
défaut, le
consentement des parties accompagné de la
délivrance et
de la possession immédiate du bien (art. 1824 C.c.Q.). En
effet,
la possession ne peut résulter de l’usage
d’une
chose immatérielle, car personne n’a en principe
la
maîtrise exclusive d’une telle chose.
***
Démystificateur et
dissociateur, le concept
d'usage nous éclaire à lui seul sur nos
représentations juridiques. L’idée
classique
d’une
confusion entre le droit de propriété et sa chose
matérielle ne résiste pas au test de
l’usage et
relève certainement du mythe. L’absence
d’une telle
confusion ne nous
autorise pas, cependant, à concevoir la
propriété
comme une
métaphore «prête à
l’emploi» pour
les droits patrimoniaux qui ont pour objet des choses
immatérielles. Encore ici, l’usage qu'on fait des
choses
rend difficile une telle analogie. Mais au-delà de la
métaphore, la «propriété
intellectuelle» n'est-elle pas devenue une expression comme
les
autres, qui comporte sa propre signification ? Voilà une
toute
autre question.
Éric
Labbé