Mythes
& métaphores du droit
privé et de la propriété intellectuelle

Séminaire
"Usage
/ Use"
Mode(s) d'emploi
Un certain nombre de métaphores peuplent les univers
unidimensionnels du droit. Étranges créatures qui
ne sont ni tout à fait notions,
ni tout à fait concepts.
Elles se terrent dans le texte aux endroits où les
mots manquent, où le rédacteur peine à
insuffler suffisamment de sens dans le texte.
La métaphore est tout
à la fois un aveu d’impuissance, une concession
à la poésie dans le droit, une
échappatoire à la rigidité textuelle,
une porte vers d’autres dimensions du domaine cognitif.
C’est le mouvement dans le droit. Elle appartient au
symbolisme juridique.
Et puisque par définition
elles appartiennent au langage naturel, on les trouve aussi bien dans
la lexicographie du droit civil que dans celle de la
propriété intellectuelle. La première
à laquelle je
pense
et qui
littéralement guide la
notion d’emploi
est celle de destination;
une passerelle évidente entre le droit des
biens et les droits intellectuels. En droit civil, la notion de
destination est utilisée pour inscrire le droit dans une
finalité institutionnelle générale.
C’est l’ordre, la direction dans le droit, une
indication de sens donnée à nos conduites,
à la fonction des objets du droit.
C’est l’immeuble par
destination
du droit français (le droit québécois
s’est désormais éloigné de
la formule, 904 C.c.Q.), c’est la destination
de l’immeuble en copropriété divise
(1016, 1026, 1056 C.c.Q., y-a-t’il un sens
numérologique), c’est encore
l’obligation faite à l’administrateur du
bien d’autrui de ne pas changer la destination
du bien dont on tire les fruits (1303 C.c.Q.). En droit
d’auteur, l’idée de destination a
donné naissance à une des thèses
françaises les plus originales du droit d’auteur,
celle défendue par le professeur Pollaud-Dulian: «
Le droit de destination » (1989). Il y défend
l’idée selon laquelle le droit d’auteur
emporte des prérogatives étendues au
bénéfice de l’auteur et notamment celle
de contrôler la destination
des exemplaires de l’œuvre (par exemple, la
location, le prêt, etc.). Le support physique est le
véhicule de l’œuvre; cette fonction
particulière justifie, selon lui, que sa destination puisse
être contrôlée par l’auteur
puisqu’il mène forcément à
un
usage de
l’œuvre. Bref, la force du droit
d’auteur doit s’appliquer à
l’œuvre avec toute son intensité sans
déflection due à la présence
d’un corps physique étranger au droit
d’auteur. Cette théorie a
été examinée - avant
d’être rejetée - par la
majorité de l’affaire Théberge
[2002] 2
R.C.S. 336 qui a jugé que l’achat d’une
affiche donne à son propriétaire le droit de
disposer comme il l’entend de l’affiche
dès lors qu’il n’en fait pas une
reproduction. Un droit de destination
aurait, au contraire, conduit à soumettre l’emploi
de l’affiche à l’autorisation de
l’auteur.
Une autre métaphore
intéressante est celle de « pirate », un
terme
évocateur qui imprime autant de
représentations que notre imaginaire peut en contenir.
Le fait d’armes de 1629 qui
mènera à la reprise par les anglais d
e
Québec, alors occupée par quelques colons
français, sera décrit comme un acte de piraterie.
Piraterie ou piratage sont également les termes
utilisés pour décrire certaines conduites
réprouvées : piratage de données
confidentielles, de systèmes, de systèmes
informatiques – que penser d'ailleurs du site Pirate Bay?
Mais l’examen de la
légalité de ces conduites montre que
l’acte de piraterie n’équivaut pas
forcément à une infraction
au sens juridique. Certains auteurs avaient noté
l’ambigüité d’un terme qui
semble avoir pris siège dans le langage du droit. En note
d’un texte mentionnant l’absence de protection des
auteurs étrangers sur le sol américain, Bowker
écrira ceci : « "Piracy" is a term available for
popular appeal but perhaps lacking in scientific precision. The present
writer used it in a little pamphlet on American Authors and British
Pirates rather by way of retort to English taunts. Yet the inexact use
of word indicates the tendency of public opinion ».
« Piracy » réfère ici
à un fait dont l’extranéité
le rend indésirable mais non forcément
illégal. C’est ainsi que faire passer les
États-Unis pour une nation pirate, comme le fera largement
la communauté internationale au XIXe siècle,
constitue un jugement politique uniquement. Et en
réalité, en l’absence de
traités généralisant la
réciprocité, il est un qualificatif qui pouvait
seoir à de nombreux États. Le droit
d’auteur découvrait ici les complexités
du droit international privé, une matière qui
allait être codifiée en 1994 dans notre Code.
Et
pour finir : un
mythe, celui du démembrement.
D’une perspective civiliste, le contrat peut permettre au
propriétaire de ce départir de certains attributs
du droit de propriété, ce qui donne lieu
à
son démembrement (1119 C.c.Q). Cette structure
de pensée, lorsqu’elle est appliquée
ailleurs, à d’autres objets, peut rendre
l’analyse difficile. Prenez la licence par exemple. La common
law est à l’aise avec la notion plus modulable
d’interest
(Ziff) et ne se choque pas de voir en la licence, un instrument
essentiel en propriété intellectuelle, une
abstention volontaire de poursuivre l’usager
pour une utilisation qui autrement constituerait une
contrefaçon. Le civiliste peine quant à lui
à qualifier ce contrat (Kraft
Canada, 2007 SCC 37).
Habitué au découpage patrimonial, il
s’attend à trouver dans le patrimoine de
l’usager licencié une quelconque partie
démembrée. Notre joyeux civiliste, savant boucher
(le civiliste d’ailleurs sait mieux que quiconque
découper le lapin), déçu de ne voir
là qu’un faux dépeçage
conceptuel, devra revoir sa façon de penser sa
propriété, à moins qu’il ne
décide de prendre d’assaut, comme Ginossar et
d’autres l’ont fait avant lui, la
représentation simpliste de la
propriété civiliste qui ne peut à
l’évidence convenir à toutes ses formes.
Pierre
Emmanuel Moyse