Mythes & métaphores du droit privé et de la propriété intellectuelle
McGill University

Séminaire "Usage / Use"

 

Entre user d'un droit et user d'une chose

Une confusion mythique

    Héritée du droit romain, la distinction entre biens corporels et biens incorporels imprègne toujours le droit civil. Les choses matérielles (dites appropriables et de valeur) côtoient ainsi sans vergogneArtus Wollfort (1581-1641), La Trinité, vers 1620 des droits patrimoniaux, dont l’incorporalité ne fait aucun doute. Si ce mélange hétéroclite et historique de réalités concrètes et de pures abstractions ne rebute pas l’être rationnel qui sied en chaque civiliste, c’est qu'en théorie, le bien corporel résulte de la fusion entre un droit et une chose matérielle. Un bien corporel ne serait, en définitive, qu’un droit de propriété sur un objet tangible.

    Cette savante explication laisse néanmoins une inconfortable impression d’artificialité, du moins d’un point de vue lexicographique. Si l’on dit «ma maison» et non «mon droit de propriété sur cette maison», ne dit-on pas aussi «ma clientèle», «mon achalandage», «ma base de données», «ma créance», «mon savoir-faire», «mon secret commercial» ? L’amalgame propre aux biens corporels (et son vocabulaire métonymique) semblerait ainsi pouvoir s’exporter sans trop de difficultés dans l’univers des choses immatérielles. Faudrait-il pour autant répéter la confusion mythique et suggérer que certains biens incorporels «font corps» avec des choses immatérielles ? L’être pragmatique en chacun de nous peut être sceptique.

L’usage démystificateur

    Sous l’angle de l’usage, l’idée d’une confusion entre un droit et sa chose est dérangeante, mais également pédagogique. Entre l’usage d’un droit et l’usage d’une chose, il y aurait en effet un espace conceptuel peu propice à la (con)fusion. Quelques «questions d’usages» peuvent convaincre de la facticité de tout amalgame.

Peut-on user d’un droit sur une chose sans user de cette chose ?

    Si je vends une chose, j’use de mon droit d’en disposer (abusus) sans user de cette chose. Il n’y a pas, en Pomme croquéefait, d’osmose complète entre l’usage d’un droit et l’usage de sa chose. Si j’use de la chose d’autrui, je n’use pas nécessairement d’un droit d’user de cette chose. L’usage de l’un n’emporte pas forcément l’usage de l’autre. Pourtant, l’usage de l’un peut compromettre l’usage de l’autre. Si je détruis la chose ou use d’une chose consomptible, le droit sur cette chose se voit anéanti. Mais si je cède mon droit sur une chose, je ne perds pas forcément l’usage de cette chose. Ce n’est plus la chose qui est consomptible, mais le droit d’en disposer. 

La chose peut être immatérielle, mais son usage est-t-il différent de l’usage du droit dont elle est l’objet ?

    Si je cesse définitivement d’user d’une chose immatérielle, je ne perds pas nécessairement leJonas (tempête), panneau peint n° 11 de la série B, chapelle du château de La Mothe-Saint-Héray droit d’user de cette chose. À l’exemple de celui qui abandonne la possession d’une chose matérielle sans abandonner le droit de propriété dont elle fait l’objet (cf. Œuvres de Pothier, t. IX, p. 288),  le non-usage d’une œuvre, d’une invention, n’emporte pas l’abandon du droit d’auteur sur cette œuvre, du brevet sur cette invention. Cependant, le non-usage d’une chose immatérielle peut en certaines occasions compromettre le droit sur cette chose. La marque de commerce dont on ne fait plus usage retourne dans le domaine public; le droit sur un achalandage qui n’est plus cultivé par l’entreprise devient sans objet; le secret commercial qui s’ébruite n'existe plus. En constituant parfois une condition de l’existence de la chose immatérielle, l’usage dont on fait d’une telle chose détermine le droit dont elle est l’objet.

L’usage dissociateur

    Si la notion d’usage permet de rompre avec le mythe de la confusion caractéristique des biens corporels, elle nous renseigne aussi sur quelques différences entre l’appréhension juridiques des choses matérielles et celle des choses immatérielles. Ces différences contrediraient-elles l’idée métaphorique de «propriété intellectuelle» ?

L’impalpable et imprescriptible immatérialité

    La possession qu’on fait d’une chose matérielle qui appartient à autrui peut, au terme d’une prescription acquisitive, opérer un transfert de propriété (art. 2910 C.c.Q.). L’usage d’une choseRothko (Mohair-Sweater)Rothko (Mohair-Sweater)Rothko (Mohair-Sweater)Rothko (Mohair-Sweater)Rothko (Mohair-Sweater) matérielle peut ainsi, en incarnant le corpus de la possession, s’effectuer au détriment de son propriétaire et du droit qu’il a d’user de sa chose. Pour que la possession soit acquisitive, cet usage ne peut toutefois être concomitant avec l’usage de la chose par son propriétaire. L’usage de la chose par le possesseur implique en effet le non-usage du droit d’user de la chose. Mais si la chose est immatérielle, je ne peux en faire usage dans le but d’acquérir le droit d’autrui sur cette chose. L’immatérialité d’une chose permet trop aisément l’usage simultané de la chose qui appartient à autrui et du droit d’user de cette chose. Comment, dans ces conditions, déterminer le caractère non équivoque (art. 922 C.c.Q.) de la possession d’une chose immatérielle, d'une réalité abstraite dont personne n'a en principe la maîtrise ? Celui qui fait usage de la chose immatérielle d’autrui ne demeure jamais qu’un utilisateur de cette chose, agissant avec ou sans l’autorisation de la loi ou du titulaire du droit sur cette chose.

L’abandon et l’éclatement de l’exclusivité des choses immatérielles

    L’abandon d’un droit sur une chose immatérielle exclut généralement l’acquisition ultérieure d’un droit sur cette chose. Lorsque sont abandonnés un droit d’auteur ou un brevet, l’œuvre ou Mainl’invention qu’ils avaient pour objet sont versées dans le domaine public, où chacun peut en faire usage. Personne ne peut cependant occuper cette chose immatérielle sans maître (art. 935 C.c.Q.), car on ne pourrait facilement distinguer celui qui occupe (animus et corpus) véritablement cette chose de ceux qui en font seulement usage. L’abandon d’une marque de commerce constitue à cet égard une exception, dans la mesure où seule une personne peut faire usage d’un signe distinctif dans le cadre d’une activité spécifique et localisée (art. 4, 6, 7 et 19 LMC). L’usage par plusieurs personnes d’une marque s’oppose en effet à la finalité recherchée par l’usage d’une marque, qui est de distinguer une entreprise de sa concurrence. On peut ainsi, par son usage, «occuper» une marque de commerce abandonnée.

    L’abandon d’un droit sur une chose immatérielle est moins un acte de renonciation qu’une libéralité en faveur du domaine public. Dans la mesure où elle ne peut être occupée par quiconque, la choseDon immatérielle dite abandonnée reçoit une destination publique étrangère à l’acte unilatéral et abdicatif qu’est l’abandon. Cette chose abandonnée serait plutôt l’objet d’une donation, opérant un transfert au bénéfice d’un donataire, le «public», dont le consentement serait en principe requis (art. 1806 C.c.Q.). L’usage par une autre personne de la chose immatérielle dite abandonnée pourrait valoir consentement du public, mais ne pourrait à lui seul satisfaire aux conditions de forme de la donation d’un bien meuble qu’est l’acte notarié en minute ou, à défaut, le consentement des parties accompagné de la délivrance et de la possession immédiate du bien (art. 1824 C.c.Q.). En effet, la possession ne peut résulter de l’usage d’une chose immatérielle, car personne n’a en principe la maîtrise exclusive d’une telle chose.

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    Démystificateur et dissociateur, le concept d'usage nous éclaire à lui seul sur nos représentations juridiques. L’idée classique d’une confusion entre le droit de propriété et sa chose matérielle ne résiste pas au test de l’usage et relève certainement du mythe. L’absence d’une telle confusion ne nous autorise pas, cependant, à concevoir la propriété comme une métaphore «prête à l’emploi» pour les droits patrimoniaux qui ont pour objet des choses immatérielles. Encore ici, l’usage qu'on fait des choses rend difficile une telle analogie. Mais au-delà de la métaphore, la «propriété intellectuelle» n'est-elle pas devenue une expression comme les autres, qui comporte sa propre signification ? Voilà une toute autre question.

 
Éric Labbé