Mythes & métaphores du droit privé et de la propriété intellectuelle
McGill University

Séminaire "Usage / Use"

 

Mode(s) d'emploi

    Un certain nombre de métaphores peuplent les univers unidimensionnels du droit. Étranges créatures qui ne sont ni tout à fait notions, ni tout à fait concepts. Elles se terrent dans le texte aux endroits où les mots manquent, où le rédacteur peine à insuffler suffisamment de sens dans le texte.
Poor little birdie, Boyle, Richard (186?)
   
    La métaphore est tout à la fois un aveu d’impuissance, une concession à la poésie dans le droit, une échappatoire à la rigidité textuelle, une porte vers d’autres dimensions du domaine cognitif. C’est le mouvement dans le droit. Elle appartient au symbolisme juridique.

Dali Atomicus, Philippe Halsman, 1948

    Et puisque par définition elles appartiennent au langage naturel, on les trouve aussi bien dans la lexicographie du droit civil que dans celle de la propriété intellectuelle. La première à laquelle je Indicationpense et qui littéralement guide la notion d’emploi est celle de destination; une passerelle évidente entre le droit des biens et les droits intellectuels. En droit civil, la notion de destination est utilisée pour inscrire le droit dans une finalité institutionnelle générale. C’est l’ordre, la direction dans le droit, une indication de sens donnée à nos conduites, à la fonction des objets du droit.


    C’est l’immeuble par destination du droit français (le droit québécois s’est désormais éloigné de la formule, 904 C.c.Q.), c’est la destination de l’immeuble en copropriété divise (1016, 1026, 1056 C.c.Q., y-a-t’il un sens numérologique), c’est encore l’obligation faite à l’administrateur du bien d’autrui de ne pas changer la destination du bien dont on tire les fruits (1303 C.c.Q.). En droit d’auteur, l’idée de destination a donné naissance à une des thèses françaises les plus originales du droit d’auteur, celle défendue par le professeur Pollaud-Dulian: « Le droit de destination » (1989). Il y défend l’idée selon laquelle le droit d’auteur emporte des prérogatives étendues au bénéfice de l’auteur et notamment celle de contrôler la destination des exemplaires de l’œuvre (par exemple, la location, le prêt, etc.). Le support physique est le véhicule de l’œuvre; cette fonction particulière justifie, selon lui, que sa destination puisse être contrôlée par l’auteur puisqu’il mène forcément à un usage de l’œuvre. Bref, la force du droit d’auteur doit s’appliquer à l’œuvre avec toute son intensité sans déflection due à la présence d’un corps physique étranger au droit d’auteur. Cette théorie a été examinée - avant d’être rejetée - par la majorité de l’affaire Théberge [2002] 2 R.C.S. 336 qui a jugé que l’achat d’une affiche donne à son propriétaire le droit de disposer comme il l’entend de l’affiche dès lors qu’il n’en fait pas une reproduction. Un droit de destination aurait, au contraire, conduit à soumettre l’emploi de l’affiche à l’autorisation de l’auteur.

    Une autre métaphore intéressante est celle de « pirate », un terme évocateur qui imprime autant de représentations que notre imaginaire peut en contenir.

    Le fait d’armes de 1629 qui mènera à la reprise par les anglais dPiratee Québec, alors occupée par quelques colons français, sera décrit comme un acte de piraterie. Piraterie ou piratage sont également les termes utilisés pour décrire certaines conduites réprouvées : piratage de données confidentielles, de systèmes, de systèmes informatiques – que penser d'ailleurs du site Pirate Bay? Mais l’examen de la légalité de ces conduites montre que l’acte de piraterie n’équivaut pas forcément à une infraction au sens juridique. Certains auteurs avaient noté l’ambigüité d’un terme qui semble avoir pris siège dans le langage du droit. En note d’un texte mentionnant l’absence de protection des auteurs étrangers sur le sol américain, Bowker écrira ceci : « "Piracy" is a term available for popular appeal but perhaps lacking in scientific precision. The present writer used it in a little pamphlet on American Authors and British Pirates rather by way of retort to English taunts. Yet the inexact use of word indicates the tendency of public opinion ». « Piracy » réfère ici à un fait dont l’extranéité le rend indésirable mais non forcément illégal. C’est ainsi que faire passer les États-Unis pour une nation pirate, comme le fera largement la communauté internationale au XIXe siècle, constitue un jugement politique uniquement. Et en réalité, en l’absence de traités généralisant la réciprocité, il est un qualificatif qui pouvait seoir à de nombreux États. Le droit d’auteur découvrait ici les complexités du droit international privé, une matière qui allait être codifiée en 1994 dans notre Code.

   
Et pour finir : un mythe, celui du démembrement. D’une perspective civiliste, le contrat peut permettre au propriétaire de ce départir de certains attributs du droit de propriété, ce qui donne lieu Black Knight Plush, SRP : $19.95, http://www.toyvault.com/montypython/à son démembrement (1119 C.c.Q). Cette structure de pensée, lorsqu’elle est appliquée ailleurs, à d’autres objets, peut rendre l’analyse difficile. Prenez la licence par exemple. La common law est à l’aise avec la notion plus modulable d’interest (Ziff) et ne se choque pas de voir en la licence, un instrument essentiel en propriété intellectuelle, une abstention volontaire de poursuivre l’usager pour une utilisation qui autrement constituerait une contrefaçon. Le civiliste peine quant à lui à qualifier ce contrat (Kraft Canada, 2007 SCC 37). Habitué au découpage patrimonial, il s’attend à trouver dans le patrimoine de l’usager licencié une quelconque partie démembrée. Notre joyeux civiliste, savant boucher (le civiliste d’ailleurs sait mieux que quiconque découper le lapin), déçu de ne voir là qu’un faux dépeçage conceptuel, devra revoir sa façon de penser sa propriété, à moins qu’il ne décide de prendre d’assaut, comme Ginossar et d’autres l’ont fait avant lui, la représentation simpliste de la propriété civiliste qui ne peut à l’évidence convenir à toutes ses formes.

Pierre Emmanuel Moyse