Mythes & métaphores du droit privé et de la propriété intellectuelle
McGill University

Séminaire "Domaine / Domain"

 

Entre domaine public et domaine privé : les « limbes » de la propriété intellectuelle

    L’univers de la propriété intellectuelle peut-il être divisé dans son intégralité entre domaine public et domaine privé? Les deux domaines forment-ils une dichotomie absolue, au même titre que le ciel et l’enfer? Ile de Cedros, Image Science & Analysis Laboratory, NASA Johnson Space Center,
http://eol.jsc.nasa.gov. Licence (CC)

    De façon intuitive, il est tentant de répondre par l’affirmative.  D’abord, il est d’usage courant de définir le domaine public de façon négative, par opposition au domaine privé. Suivant cette conception, parmi les différents objets de la propriété intellectuelle, tous les biens n’étant pas (ou plus) soumis à l’autorité privée font partie du domaine public.

    La relation entre domaine privé et domaine public est ensuite conçue dans sa dimension temporelle comme impliquant naturellement un mouvement depuis l’un vers l’autre : l’objet immatériel fait d’abord l’objet d’une appropriation, pour ensuite être ajouté à l’ensemble des objets de libre parcours et « passer » dans le domaine public.  Pour prendre l’exemple du droit d’auteur, l’oeuvre est appropriée dès sa création; elle n’est ajoutée au domaine public qu’à l’expiration des prérogatives de l’auteur.

    Ces deux idées (définition du domaine public par opposition au domaine privé, mouvement des biens depuis le domaine privé vers le domaine public) reflètent une conception moderne de la propriété intellectuelle qui ne semble toutefois pas cadrer parfaitement avec la réalité pratique.
Domenico Beccafumi (1486-1551), Jesus dans les limbes
    Notre objectif est de questionner cette conception. Pouvons-nous envisager certains objets qui n’appartiendraient ni au domaine public, ni au domaine privé? Afin de classifier l’ensemble des biens intellectuels, avons-nous besoin d’autres catégories? Nous proposons ici l’hypothèse d’une troisième catégorie « mitoyenne », que l’on appellera (métaphoriquement) les limbes

Les limbes, état intermédiaire

    Dans la religion catholique, les limbes correspondent à un état intermédiaire entre l’enfer et le paradis. Saint-Augustin et Saint-Thomas d’Aquin y ont consacré des réflexions afin de résoudre un problème théologique soulevé par la mortalité infantile : qu’advient-il des âmes des enfants morts avant d’avoir reçu le baptême?

    Sans avoir mérité l’enfer, ces âmes ne pouvaient néanmoins avoir accès au paradis, faute d’avoir été baptisées. On a donc développé le concept des limbes, état destiné aux âmes qui ne remplissaient ni la condition d’entrée au ciel (le sacrement du baptême), ni celle de la damnation éternelle (une vie de péchés graves).

Eugène Delacroix, Dante et Virgile aux enfers (1822) Giovanni di Paolo, Le paradis (ca. 1445)

    Revenons à notre question première : peut-on envisager qu’un objet de propriété intellectuelle (par exemple, une oeuvre originale) puisse ne satisfaire ni aux conditions d’appartenance du domaine privé, ni à celles du domaine public (l’un et l’autre pouvant faire office du ciel ou de l’enfer, selon le camp)? La réponse semble nous être fournie par le Copyright Act des États-Unis, dont l’article §303(a) prévoit :

§303(a) Copyright in a work created before January 1, 1978, but not theretofore in the public domain or copyrighted, subsists from January 1, 1978, and endures for the term provided by section 302

    L’hypothèse d’une oeuvre n’étant pas protégée par droit d’auteur, mais ne faisant pas non plus partie du domaine public, est ainsi confirmée par le texte même de la loi américaine.  Comment cela se traduit-il en pratique?

    La décision récente de la Cour d’appel des États-Unis pour le 9e Circuit dans l’affaire Societe Civile Succession Richard Guino v. Renoir (non publiée, disponible en ligne) nous en donne un aperçu.

    Entre 1913 et 1917, Pierre-Auguste Renoir et son assistant Richard Guino créèrent onze sculptures, lesquelles furent publiées en France au cours de cette dernière année. Pendant le vingtième siècle, les droits sur ces œuvres changèrent de mains, pour éventuellement être cédés à une société civile contrôlée par la succession de Guino. Cette société acquit notamment le droit de créer des moules des sculptures et d’en faire des reproductions.
Main
    En 2003, la société déposa une poursuite pour violation de droit d’auteur contre un marchand d’art (et, de façon purement anecdotique, l’arrière petit-fils de Renoir) pour avoir vendu des reproductions non autorisées des sculptures.

    Les défendeurs admirent avoir fait les reproductions en cause mais plaidèrent que les sculptures étaient passées dans le domaine public et que le droit d’auteur ne pouvait donc plus être invoqué.  La seule question à laquelle la Cour devait répondre était donc celle de savoir si les œuvres, créées entre 1913 et 1917, pouvaient toujours faire l’objet d’une protection.

    Afin de résoudre ce problème, la Cour dut se pencher sur la Loi sur le droit d’auteur de 1909, qui prévoyait qu’une oeuvre ne faisait l’objet d’une protection par la loi fédérale que si, au moment de la publication de l’oeuvre, un avis y était inscrit pour dénoncer l’existence du droit d’auteur. L’oeuvre était alors protégée pour un terme de 28 ans à partir de la date de première publication, renouvelable une fois. Alternativement, si l’oeuvre était publiée sans avis, elle passait dans le domaine public.

    En l’espèce, les sculptures avaient été publiées sans avis, ce qui fit dire aux défendeurs que les oeuvres n’était plus sous le contrôle de la société Guino. La Cour rejeta cet argument en se basant sur l’arrêt Twin Books v. Walt Disney Co., 83 F.3d 1162 (9th Cir. 1996), dans lequel le même tribunal avait statué que la publication d’une oeuvre à l’étranger sans avis n’avait pas pour effet de faire passer l’oeuvre dans le domaine public aux États-Unis.
Page couverture de l’ouvrage « Bambi » par Felix Salten
    Ainsi, comme la formalité préalable à l’acquisition du droit d’auteur n’avait pas été respectée sous l’empire de la loi de 1909, les sculptures n’avaient jamais fait l’objet d’une protection sous cette loi. De même, puisque les œuvres n’avaient jamais été publiées aux États-Unis, elles n’étaient jamais entrées dans le domaine public dans ce pays.

    Ce n’est qu’au moment de l’adoption de l’article §303(a) en 1976 que le régime juridique applicable aux sculptures put enfin connaître son sort définitif.  Pour les œuvres créés après le 1er janvier 1978 n’ayant jamais fait l’objet d’une protection et n’étant jamais passées dans le domaine public, le régime de protection devenait le régime moderne basé sur la vie de l’auteur plus un certain nombre d’années (en l’occurrence, 70 ans).  La Cour d’appel jugea donc que les sculptures faisaient toujours l’objet d’une protection et ce, jusqu’en 2043 (Guino, en tant que dernier coauteur survivant, étant décédé en 1973).

    En conclusion, les sculptures avaient donc erré dans les « limbes » américains de la propriété intellectuelle depuis leur création jusqu’au 1er janvier 1978.  Ce n’est à ce moment qu’elles avaient pu accéder au domaine privé. Si, à tout moment durant la période d’errance, les sculptures avaient été publiées aux États-Unis sans que les formalités de protection applicables ne soient respectées, le droit d’auteur aurait été perdu et les œuvres seraient directement passées au domaine public. Le sort du droit d’auteur sur ces sculptures est donc resté aléatoire pendant plus de cinquante ans!

Les « limbes » de la propriété intellectuelle : conception utile?

    L’idée des limbes tourmenta des générations de mères croyantes, inquiètes du sort réservé à leur enfant mort-né. En avril 2007, après des mois de travaux, le Vatican décida d’abolir les limbes, préférant renoncer à la condition du baptême comme formalité préalable à l’accession au paradis au fait de perpétuer l’existence d’un état intermédiaire obscure et mal défini. On trancha que tous les enfants décédés en bas âge étaient destinés au paradis.

    Il est probable que les tourments des juristes effrayés à l’idée des limbes soient ainsi abrégés. Dans tous les États signataires de la Convention de Berne, les formalités d’acquisition du droit d’auteur ont été abandonnées au profit de régimes accordant une protection dès la création d’une oeuvre. Ainsi, pour les œuvres créées de façon contemporaine, le spectre des limbes n’est plus à craindre. Est-ce là une preuve de la sagesse de Berne ?

    Quoiqu’il en soit, l’hypothèse d’une troisième catégorie intermédiaire, entre domaine privé et domaine public, nous invite à reconsidérer la classification binaire des domaines de la propriété intellectuelle, voire peut-être à en retracer les frontières. À l’instar du Vatican, voudra-t-on au contraire éradiquer les limbes, ou sommes-nous prêts à vivre avec cette idée?

Pierre-Olivier Laporte

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James Joyce   Un autre cas de limbes peut survenir suivant une ranimation des droits d’auteurs, à l’égard d’œuvres qui avait trépassé dans l’enfer du domaine public (par exemple, celle qui a eu lieu dans certains États membre de l’Union européenne en 1995).

   Des exploitations en cours de ces œuvres et même des exploitations à venir qui étaient déjà l’objet de préparatifs ont reçu une certaine immunité, confondant donc pour un temps le domaine public et le domaine privé.

   Il semble bien approprié que ce soit l’œuvre Ulysses de James Joyce qui a fait du bruit dans les tribunaux anglais et irlandais concernant ces limbes :
http://www.bailii.org/ew/cases/EWHC/Ch/2001/460.html.

   Presque chaque page de ce monument du modernisme en littérature du 20e siècle contient des articles de journaux, des slogans publicitaires, des poèmes, des citations de romans, des paroles de chansons, etc., issus de la plume d’autres auteurs et en grande partie encore protégés au moment de la publication de l’œuvre. Est-ce cet esprit qui pouvait donner un air de corsaire à son auteur?

Katharina Markovic-Duchesne    
Tempête   Michel Tournier écrit dans son livre Vendredi ou la vie sauvage que :

   « L'avantage des tempêtes, c'est qu'elles vous libèrent de tout souci. Contre les éléments déchaînés, il n'y a rien à faire. Alors on ne fait rien. On s'en remet au destin. »

   La mission du droit est-elle de ne pas croire au destin, ni même aux tempêtes technologiques ? Et donc une nécessité de limbes et de catégories juridiques palières?


Louis Dagenais    
Inukshuk at English Bay (Kirsten Call)   L’emploi de la métaphore des limbes dans un tel contexte ne saurait échapper au regard critique de certains juristes pour lesquels il pourrait s’agir d’une optique attentatoire à la théorie généralement admise de la dualité domaniale, notamment en matière municipale, qui ne connaît aucun interstice.  Pour certains civilistes, par ailleurs, la dichotomie juridique qui oppose le domaine public au domaine privé connaît certes des éléments exceptionnels échappant à l’une ou l’autre des qualifications (les terres autochtones par exemple), mais ceux-ci relèvent de régimes particuliers et complexes, si bien qu’il serait inapproprié de les regrouper idéologiquement en une seule catégorie « limbique ». 

   En outre, il serait difficile de rendre compatibles les « limbes  de la propriété intellectuelle » avec les images de pouvoir et d’espace qu’évoque le domaine.  Bien que la métaphore soit intéressante en ce sens qu’elle permet une rare pluridisciplinarité entre théologie et propriété intellectuelle, il ne fait aucun doute que pour s’imposer, elle devra gommer au passage l’imaginaire du domaine. 

Antoine Phirun Pich