Séminaire
"Domaine
/ Domain"
Entre
domaine
public
et
domaine
privé : les
« limbes
» de la propriété intellectuelle
L’univers
de la propriété intellectuelle peut-il
être divisé dans son
intégralité entre domaine public
et domaine privé? Les deux domaines forment-ils
une dichotomie absolue, au même titre que le ciel
et l’enfer? 
De façon intuitive, il est
tentant de répondre par l’affirmative.
D’abord, il est d’usage courant de
définir le domaine public de façon
négative, par opposition au domaine
privé. Suivant cette conception, parmi les
différents objets de la propriété
intellectuelle, tous les biens n’étant pas (ou
plus) soumis à l’autorité
privée font partie du domaine public.
La relation entre domaine privé et domaine public est
ensuite conçue dans sa dimension temporelle comme impliquant
naturellement un mouvement depuis l’un vers l’autre
: l’objet immatériel fait d’abord
l’objet d’une appropriation, pour ensuite
être ajouté à l’ensemble des
objets de libre parcours et « passer » dans le
domaine public. Pour prendre l’exemple du droit
d’auteur, l’oeuvre est appropriée
dès sa création; elle n’est
ajoutée au domaine public qu’à
l’expiration des prérogatives de
l’auteur.
Ces deux idées
(définition du domaine public par opposition au domaine
privé, mouvement des biens depuis le domaine
privé vers le domaine public) reflètent une
conception moderne de la propriété intellectuelle
qui ne semble toutefois pas cadrer parfaitement avec la
réalité pratique.

Notre objectif est de questionner cette
conception. Pouvons-nous envisager certains objets qui
n’appartiendraient ni au domaine public, ni au domaine
privé? Afin de classifier l’ensemble
des biens intellectuels, avons-nous besoin d’autres
catégories? Nous proposons ici
l’hypothèse d’une troisième
catégorie « mitoyenne », que
l’on appellera (métaphoriquement) les limbes
Les
limbes, état intermédiaire
Dans la religion catholique, les limbes correspondent à un
état intermédiaire entre l’enfer et le
paradis. Saint-Augustin et Saint-Thomas d’Aquin y
ont consacré des réflexions afin de
résoudre un problème théologique
soulevé par la mortalité infantile :
qu’advient-il des âmes des enfants morts avant
d’avoir reçu le baptême?
Sans avoir mérité l’enfer, ces
âmes ne pouvaient néanmoins avoir accès
au paradis, faute d’avoir été
baptisées. On a donc
développé le concept des limbes, état
destiné aux âmes qui ne remplissaient ni la
condition d’entrée au ciel (le sacrement du
baptême), ni celle de la damnation éternelle (une
vie de péchés graves).
Revenons à notre question
première : peut-on envisager qu’un objet de
propriété intellectuelle (par exemple, une oeuvre
originale) puisse ne satisfaire ni aux conditions
d’appartenance du domaine privé, ni à
celles du domaine public (l’un et l’autre pouvant
faire office du ciel ou de l’enfer, selon le camp)? La
réponse semble nous être fournie par
le Copyright
Act des
États-Unis, dont l’article §303(a)
prévoit :
§303(a)
Copyright in a work created before January 1, 1978, but not theretofore
in the public domain or copyrighted, subsists from January 1, 1978, and
endures for the term provided by section 302
L’hypothèse
d’une oeuvre n’étant pas
protégée par droit d’auteur, mais ne
faisant pas non plus partie du domaine public, est ainsi
confirmée par le texte même de la loi
américaine. Comment cela se traduit-il en pratique?
La décision
récente de la Cour d’appel des
États-Unis pour le 9e
Circuit dans l’affaire Societe
Civile Succession
Richard Guino v. Renoir
(non publiée, disponible
en ligne)
nous en donne un aperçu.
Entre 1913 et 1917, Pierre-Auguste
Renoir et son assistant Richard Guino créèrent
onze sculptures, lesquelles furent publiées en France au
cours de cette dernière année. Pendant
le vingtième siècle, les droits sur ces
œuvres changèrent de mains, pour
éventuellement être cédés
à une société civile
contrôlée par la succession de Guino. Cette
société acquit notamment le droit de
créer des moules des sculptures et d’en faire des
reproductions.

En 2003, la
société déposa une poursuite pour
violation de droit d’auteur contre un marchand
d’art (et, de façon purement anecdotique,
l’arrière petit-fils de Renoir) pour avoir vendu
des reproductions non autorisées des sculptures.
Les défendeurs admirent avoir
fait les reproductions en cause mais plaidèrent que les
sculptures étaient passées dans le domaine public
et que le droit d’auteur ne pouvait donc plus être
invoqué. La seule question à laquelle
la Cour devait répondre était donc celle de
savoir si les œuvres, créées entre 1913
et 1917, pouvaient toujours faire l’objet d’une
protection.
Afin de résoudre ce problème, la Cour
dut se
pencher sur la Loi sur le droit
d’auteur de 1909, qui
prévoyait qu’une oeuvre ne faisait
l’objet d’une protection par la loi
fédérale que si, au moment de la publication de
l’oeuvre, un avis y était inscrit pour
dénoncer l’existence du droit
d’auteur. L’oeuvre était alors
protégée pour un terme de 28 ans à
partir de la date de première publication, renouvelable une
fois. Alternativement, si l’oeuvre était
publiée sans avis, elle passait dans le domaine public.
En l’espèce, les
sculptures avaient été publiées sans
avis, ce qui fit dire aux défendeurs que les oeuvres
n’était plus sous le contrôle de la
société Guino. La Cour rejeta cet
argument en se basant sur l’arrêt Twin Books
v. Walt
Disney Co., 83 F.3d 1162 (9th
Cir. 1996), dans lequel le même tribunal avait
statué que la publication d’une oeuvre
à l’étranger sans avis
n’avait pas pour effet de faire passer l’oeuvre
dans le domaine public aux
États-Unis.

Ainsi, comme la formalité préalable à
l’acquisition du droit d’auteur n’avait pas
été respectée sous l’empire de la loi de
1909, les sculptures n’avaient jamais fait l’objet
d’une protection sous cette loi. De même, puisque les
œuvres n’avaient jamais été publiées
aux États-Unis, elles n’étaient jamais
entrées dans le domaine public dans ce pays.
Ce n’est qu’au moment de
l’adoption de l’article §303(a) en 1976 que le
régime juridique applicable aux sculptures put enfin
connaître son sort définitif. Pour les œuvres
créés après le 1er janvier 1978 n’ayant
jamais fait l’objet d’une protection et
n’étant jamais passées dans le domaine public, le
régime de protection devenait le régime moderne
basé sur la vie de l’auteur plus un certain nombre
d’années (en l’occurrence, 70 ans). La Cour
d’appel jugea donc que les sculptures faisaient toujours
l’objet d’une protection et ce, jusqu’en 2043 (Guino,
en tant que dernier coauteur survivant, étant
décédé en 1973).
En conclusion, les sculptures avaient donc
erré dans les « limbes » américains de la
propriété intellectuelle depuis leur création
jusqu’au 1er janvier 1978. Ce n’est à ce
moment qu’elles avaient pu accéder au domaine
privé. Si, à tout moment durant la période
d’errance, les sculptures avaient été
publiées aux États-Unis sans que les formalités de
protection applicables ne soient respectées, le droit
d’auteur aurait été perdu et les œuvres
seraient directement passées au domaine public. Le sort du
droit d’auteur sur ces sculptures est donc resté
aléatoire pendant plus de cinquante ans!
Les
« limbes » de la propriété intellectuelle :
conception utile?
L’idée des limbes tourmenta des
générations de mères croyantes, inquiètes
du sort réservé à leur enfant
mort-né. En avril 2007, après des mois de travaux,
le Vatican décida d’abolir les limbes,
préférant renoncer à la condition du baptême
comme formalité préalable à l’accession au
paradis au fait de perpétuer l’existence d’un
état intermédiaire obscure et mal défini. On
trancha que tous les enfants décédés en bas
âge étaient destinés au paradis.
Il est probable que les tourments des juristes
effrayés à l’idée des limbes soient ainsi
abrégés. Dans tous les États signataires de
la Convention de Berne, les
formalités d’acquisition du droit d’auteur ont
été abandonnées au profit de régimes
accordant une protection dès la création d’une
oeuvre. Ainsi, pour les œuvres créées de
façon contemporaine, le spectre des limbes n’est plus
à craindre. Est-ce là une preuve de la sagesse de
Berne ?
Quoiqu’il en soit, l’hypothèse
d’une troisième catégorie intermédiaire,
entre domaine privé et domaine public, nous invite à
reconsidérer la classification binaire des domaines de la
propriété intellectuelle, voire peut-être à
en retracer les frontières. À l’instar du
Vatican, voudra-t-on au contraire éradiquer les limbes, ou
sommes-nous prêts à vivre avec cette idée?
Pierre-Olivier
Laporte
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Un autre cas de limbes peut survenir suivant une ranimation des droits
d’auteurs, à l’égard
d’œuvres qui avait trépassé
dans l’enfer du domaine public (par exemple, celle qui a eu
lieu dans certains États membre de l’Union
européenne en 1995).
Des exploitations en cours de ces œuvres et même
des exploitations à venir qui étaient
déjà l’objet de préparatifs
ont reçu une certaine immunité, confondant donc
pour un temps le domaine public et le domaine privé.
Il semble bien approprié que ce soit
l’œuvre Ulysses de James Joyce qui a fait du bruit
dans les tribunaux anglais et irlandais concernant ces limbes :
http://www.bailii.org/ew/cases/EWHC/Ch/2001/460.html.
Presque chaque page de ce monument du modernisme en
littérature du 20e siècle contient des articles
de journaux, des slogans publicitaires, des poèmes, des
citations de romans, des paroles de chansons, etc., issus de la plume
d’autres auteurs et en grande partie encore
protégés au moment de la publication de
l’œuvre. Est-ce cet esprit qui pouvait donner un
air de corsaire à son auteur?
Katharina Markovic-Duchesne
Michel Tournier écrit dans
son livre Vendredi ou la vie
sauvage que :
« L'avantage des
tempêtes, c'est qu'elles vous libèrent de tout
souci. Contre les éléments
déchaînés, il n'y a rien à
faire. Alors on ne fait rien. On s'en remet au destin. »
La mission du droit est-elle de ne pas
croire au destin, ni même aux tempêtes
technologiques ? Et donc une nécessité
de limbes et de catégories juridiques palières?
Louis Dagenais
L’emploi de la métaphore des limbes dans un tel
contexte ne saurait échapper au regard critique de certains
juristes pour lesquels il pourrait s’agir d’une
optique attentatoire à la théorie
généralement admise de la dualité
domaniale, notamment en matière municipale, qui ne
connaît aucun interstice. Pour certains civilistes,
par ailleurs, la dichotomie juridique qui oppose le domaine public au
domaine privé connaît certes des
éléments exceptionnels échappant
à l’une ou l’autre des qualifications
(les terres autochtones par exemple), mais ceux-ci relèvent
de régimes particuliers et complexes, si bien
qu’il serait inapproprié de les regrouper
idéologiquement en une seule catégorie
« limbique ».
En outre, il serait
difficile de rendre compatibles les « limbes de la
propriété intellectuelle » avec les
images de pouvoir et d’espace qu’évoque
le domaine. Bien que la métaphore soit
intéressante en ce sens qu’elle permet une rare
pluridisciplinarité entre théologie et
propriété intellectuelle, il ne fait aucun doute
que pour s’imposer, elle devra gommer au passage
l’imaginaire du domaine.
Antoine Phirun Pich