Mythes & métaphores du droit privé et de la propriété intellectuelle
McGill University

"Patrimoine / Patrimony"

 

Les droits extrapatrimoniaux
et le patrimoine : expression d’un rapport « mythique » entre l’avoir et l’être

    La common law ne connaît pas la notion de patrimoine, pourtant centrale à la compréhension des différentes catégories de droits en droit civil. Le patrimoine serait-il un mythe civiliste? Tant par son étymologie que par sa définition classique, la notion de patrimoine véhicule l’idée de valeur et de transmissibilité. « [S]i le patrimoine est, à tout prendre, un ensemble de choses transmissibles » que dire de l’opposition classique entre les droits patrimoniaux et les droits extrapatrimoniaux et des aspects économiques de ces derniers?

    L’opposition fondée sur la vocation à l’évaluation pécuniaire des droit patrimoniaux par opposition à l’absence intrinsèque d’une telle évaluation des droits extrapatrimoniaux mène à retenir des premiers qu’ils sont des biens à part entière, supposant la transmission de principe entre vifs et à cause de mort et leur inclusion dans le patrimoine. Pour les seconds, l’opposition emporte leur exclusion du domaine des biens en raison d’un rattachement particulier à la personne, excluant du coup toute vocation de principe à leur transmissibilité et leur exclusion du patrimoine.

    Comme point d’ancrage de ces droits, le patrimoine peut-il lui-même servir de métaphore à la réflexion sur les droits extrapatrimoniaux dans leur conception marchande? Le patrimoine a en effet une saveur à la fois patrimoniale et extrapatrimoniale. Ne peut-on en effet dire que le patrimoine est, du moins dans son contenu, dans le domaine de l’avoir et de la patrimonialité? Ne peut-on aussi avancer que le patrimoine, en tant que tel, tout comme ce qui en est exclu, est dans le domaine de l’être et de l’extrapatrimonialité? Par l’image du patrimoine comme émanation de la personnalité et comme universalité objective détachée de toute personne, quelle(s) vérité(s) peut-on découvrir derrière le patrimoine face aux droits qui se définissent par lui?

    C’est par les droits de la personnalité, droits extrapatrimoniaux par excellence, que la tension entre l’être et l’avoir est la plus apparente. Les droits de la personnalité n’ont pas de valeur pécuniaire inhérente. Leur fonction première est d’assurer la protection des attributs qui participent à l’individualité de la personne, à son essence même. À ce titre, ils reflètent bien le domaine de l’être. Pourtant, malgré cette fonction première, plusieurs aspects de ces droits ont un caractère patrimonial. D’abord, le droit d’action né d’une atteinte injustifiée à l’un de ces droits est un bien, même s’il n’est pas transmissible, sauf aux héritiers (art. 625, al. 3 et art. 1610 al. 2 C.c.Q.). Aussi, la compensation pécuniaire qui résulte de cette atteinte transforme l’atteinte en argent, valeur alors intégrée au patrimoine. Puis, les conventions monnayant les renonciations au droit et la valeur de l’exploitation d’un attribut, plus particulièrement en ce qui a trait à l’image, la voix et le nom ont un caractère patrimonial indéniable. On assiste alors au transfert de l’être dans le domaine de l’avoir.

    Si ces manifestations patrimoniales sont admises, peut-on toutefois affirmer qu’il existe un véritable droit d’exploitation des attributs de la personnalité, droit subjectif positif et non négatif, conférant à son titulaire une prérogative de valeur, manifestation de l’autonomie de la personne? La personnalité peut-elle être conçue comme un bien de production au même titre qu’un achalandage ou, à l’image des droits de propriété intellectuelle, un monopole d’exploitation?

Campbell's Soup I (Tomato),1968, Andy Warhol              Marilyn Monroe Pink, Andy Warhol


   En comparant les images « warholesques » d’une boîte de soupe Campbell, marque reconnue, et de Marilyn Monroe (elle-même un mythe, dépossédée de sa personnalité par l’utilisation de son image comme un produit, tant de son vivant qu’à la suite de son décès), peut-on conclure que l’image et la marque sont de même nature? La personne ou l’un de ses attributs peuvent-ils devenir une marque ou faire l’objet d’un monopole? La reconnaissance d’une telle marque ou d’un tel monopole d’exploitation vaut-elle également pour le quidam?

quidam       Marilyn Monroe Pink, Andy Warhol


Naya     La réflexion sur cette possibilité qu’un monopole d’exploitation ou une marque se développent à partir des attributs de la personnalité doit-elle partir de la prérogative de la personnalité exploitée ou du profit découlant du travail de l’exploitant? La patrimonialisation emporte-t-elle une transformation du droit en quelque chose d’autre qui peut être un véritable bien? Si oui, à partir de quels critères un attribut se transforme-t-il en autre chose qu’un attribut de la personnalité? Le seul aspect économique d’un usage suffit-il ou la transformation suppose-t-elle un transfert de valeur sur l’activité humaine?

Dernière
page du testament de Madeleine de Verchères de la
Pérade
    Outre la question de valeur, la question de la transmissibilité ne reste-elle pas centrale à la qualification d’un droit comme un droit patrimonial, que ce soit entre vifs ou à cause de mort? Les droits de la personnalité naissent et meurent en même temps que la personne. Au décès, que reste-t-il à transmettre?


    Le régime des droits de la personnalité est pensé à partir de la personne et non des images de la propriété. Les usages économiques de ces droits s’établissent à partir deBombardier (logo) renonciations qui n’ont qu’un caractère partiel. Chacun des attributs de la personne est considéré comme un élément indissociable de la personne, quels qu’en soient les usages. En effet, si la personne a la prérogative exclusive de permettre l’utilisation de l’un ou l’autre de ses attributs, elle ne peut se déposséder complètement d’un attribut. La seule possibilité pour un attribut de faire l’objet d’un monopole c’est par sa transformation complète en un autre type d’objet de droit. On peut penser au nom devenu nom commercial.

    La jurisprudence fait peu de cas des aspects économiques des droits de la personnalité. On voit toutefois poindre, dans les critères retenus, la valeur de l’activité humaine dans l’établissement de la valeur économique d’un attribut et de son exploitation par la sanction de violations qui s’apparentent au délit « d’appropriation de la personnalité » et la reconnaissance de prérogatives qui ressemblent à celles qui sont propres au « droit de publicité » de common law.

    Le droit civil québécois ne prévoit pas de régime particulier pour les biens de la personnalité. On peut toutefois s’interroger sur la nécessité d’un tel régime car c’est surtout après le décès de la personne que la question se pose de savoir qui peut exploiter les attributs maintenant dissociés de la personne. Les attributs de la personne, intransmissibles de son vivant (symboles de l’être), ne pourraient-ils pas, à l’image du patrimoine, devenir transmissibles aux héritiers (transposition dans l’avoir)? Ne sommes-nous pas tous d’éventuels artefacts?

Joconde, Leonardo Da Vinci (entre 1503 et 1506)    Marilyn Monroe Pink, Andy Warhol    sarcophage


France Allard    

Vos commentaires / Your comments (1)


    L’idée d’une transformation de l’être en avoir suggère une conception matérialiste des attributs de la personnalité juridique. L’objet visé par cette transformation patrimoniale, tel le nom ou l’image d’une personne, ne prend pas nécessairement une forme matérielle, mais devient plutôt « un autre type d’objet de droit », un objet qui, devenant un bien assujetti à la circulation juridique, s’inscrit dans une logique purement économique.

    Il n’y a pas forcément de mal à être un bien, ni d’ailleurs à en posséder un, voire plusieurs. Le problème réside plutôt dans l’idée d’une transformation irréversible de l’usage spécifique d’un attribut de la personnalité en un objet de droit patrimonial. Cette transformation n’est pas, en effet, purement créative : elle n’a pas pour résultat deux objets entiers (l’attribut de la personnalité et un objet de propriété intellectuelle), mais plutôt deux objets inévitablement imbriqués (l’attribut de la personnalité « démembré » d’un usage spécifique et un objet de propriété intellectuelle comportant cet usage spécifique). À l’instar de toute transformation, « rien ne se perd, rien ne se crée ».   

    Mais cette transformation est-elle vraiment irréversible? Une fois l’image de Marilyn Monroe fixée dans une expression « warholesques », Norma Jeane Mortenson, de son nom de naissance, avait-elle encore son mot à dire sur l’utilisation de ce portrait? La théorie selon laquelle un consentement donné à une violation d’un droit de la personnalité peut toujours être retiré trouverait, en toute logique, application. On peut imaginer qu’un tel consentement puisse être retiré lorsqu’il s’agit d’une atteinte à l’intégrité physique, à l’occasion, par exemple, d’une opération chirurgicale. Il n’y a cependant pas, dans ce cas, de transformation et l’on ne pourrait, de toute évidence, sanctionner ce retrait au motif de l’inexécution d’une obligation contractuelle.

    Au contraire, l’idée d’une responsabilité contractuelle pour « retrait du consentement » apparaît justifiable dans le cas d’une transformation patrimoniale d’un usage spécifique d’un attribut de la personnalité, si ce n’est que sur le fondement d’une certaine sécurité juridique. On ne saurait à la fois valider collectivement les renonciations à l’exercice d’attributs de la personnalité et autoriser le retrait du consentement sans aucune sanction juridique.  La responsabilité contractuelle devrait toutefois être la seule sanction possible, le « démembrement » d’un attribut de la personne devant toujours pouvoir retourner à son auteur. Contrairement à une certaine jurisprudence française en matière de marque patronymique (voir par exemple l’affaire Inès de la Fressange, Chambre Commerciale, 31 janvier 2006, affaire n°05-10116), il apparaît nécessaire de ne pas simplement s’arrêter à l’adage donner et retenir ne vaut et permettre le retrait du consentement, au risque toutefois de devoir indemniser le titulaire du droit dont l’objet est issu d’un tel « démembrement ».

Éric Labbé