Mythes & métaphores du droit privé et de la propriété intellectuelle
McGill University

"Patrimoine / Patrimony"

 


Patrimoine culturel

    L’imagerie commune associée à la notion de patrimoine est celle d’une richesse détenue ou transmise d’un individu à un autre. « Il a du patrimoine » sonne comme une pesée estimative de la surface financière de quelqu’un. En d’autres termes, la représentation triviale du patrimoine conduit à envisager une notion « lourde » et globale dont le partage avec autrui s’avère difficile et, partant, suppose un fort arsenal juridique. 

   Associé au terme « culturel » le patrimoine prend une autre couleur. Il ne s’agit plus tant de viser la relation d’une universalité de biens et de droits à un individu que d’appréhender un phénomène social, un vivre ensemble, une communauté de lieux, de traditions, d’habitudes, de pensées. D’individuel, le patrimoine devient collectif; notion égoïste qui devient principe de partage. Le patrimoine culturel est fonction de l’attachement des individus à une identité collective : « notre » (et non « mon ») patrimoine culturel national, « notre » patrimoine culturel local…

   L’idée de richesse pourtant demeure même si le rapport à la propriété ou au pouvoir sur la chose se dilue en se collectivisant. Mais cette richesse est d’abord symbolique.

   Elle est l’empreinte d’un orgueil qui s’ancre dans une dimension transcendant l’individu. Tout à chacun est associé à l’existence de ce patrimoine dont le prestige rejaillit sur lui. C’est un motif d’orgueil, de fierté. On l’expose, on le montre, on le revendique. Il faut de la pompe, du faste.

Versailles (MON université !)

   Par conséquent, au début de sa reconnaissance dans les textes juridiques, la notion de patrimoine culturel s’attache encore à des représentations lourdes.  La convention de l’Unesco de 1972 sur le patrimoine mondial « classe » des lieux qui contiennent des immeubles; des châteaux, des ponts, des villes, des villages etc. Certes le patrimoine « naturel » vient se loger dans le paysage mais il est encore question de fôrets, de lacs, de fleuves, de cascades… C’est alors dans la matière que s’ancre l’idée du patrimoine culturel, dans le résultat d’une intervention humaine plus que dans le processus de réalisation.
conserve
   La représentation « chtonienne » demeure enracinée dans la terre et figée. Rien d’étonnant, dès lors, à ce que les actions associées à ce patrimoine soient liées à sa conservation, à son maintien en l’état. Il s’agit de « sauvegarder » le patrimoine pour en permettre la transmission tel quel. « On » s’inscrit dès lors dans un devoir de fidélité à l’égard de la chose ancienne qui suppose qu’on la conserve voire qu’on la restaure telle qu’elle était précédemment pour la restituer aux « générations futures ».

Restaurer
   L’indétermination des sujets n’est pas fortuite. L’idéologie conduit à récuser l’idée classique de propriété à travers cette aspiration collectiviste. Ainsi, s’agissant de la convention de l’Unesco de 1972, on peut lire des affirmations telles que « les sites du patrimoine mondial appartiennent à tous les peuples du monde, sans tenir compte du territoire sur lequel ils sont situés ».


   C’est la collectivité qui a la charge de ce patrimoine, l’Etat, la région, la ville, l’association, la fondation et rarement l’individu. Lorsque ce dernier est propriétaire d’un élément du patrimoine culturel, la jouissance de son bien en est entravée par les règles qui décrètent le « classement » dans le patrimoine culturel. Le propriétaire du bien se doit d’exercer son droit conformément à la finalité de transmission historique et à l’identification collective dont le bien se retrouve grevé. S’il est propriétaire d’un château, il se devra d’y effectuer des travaux suivant les normes définies par l’Etat, s’il est propriétaire d’un tableau, il ne pourra pas l’aliéner librement en quelque endroit de la planète (fameux droit de préemption des musées nationaux).

Charon et Psyché (Spencer Stanhope et quelques ajouts humoristiques d’un
internaute)   Le propriétaire, individu ou collectivité, voit son pouvoir sur sa chose réduit à raison du rôle de « passeur » qui lui est assigné.

   Dès lors sa fonction peut se comparer à celle d’un dépositaire tenu de garder la chose et de la restituer à l’identique.

   L’indétermination tient également à la personne sujet de la restitution. La transmission d’un patrimoine culturel vise des personnes difficilement identifiées voire des concepts flous : les générations futures, nos enfants, l’avenir. L’idée est d’assurer un patrimoine « accessible » à tous, accès souvent rendu possible par le biais des « visites ». Le destinataire est donc essentiellement non un acteur de ce patrimoine mais un simple visiteur auquel revient le cas échéant le rôle de passeur et ainsi de suite. Tout au plus, le destinataire peut revendiquer un « droit d’accès », soit une portion congrue et racornie de la jouissance.

phoque   La notion « traditionnelle » de patrimoine culturel est donc essentiellement conservatiste et renvoie les sujets à une attitude passive voire passéite au regard des objets du patrimoine. Il est également fait souvent référence à la notion de sauvegarde, sous-tendant qu’il convient de défendre le patrimoine contre les attaques dont il fait l’objet.

   Enfin, comme le démontre assez clairement les statistiques, la notion de patrimoine culturel est ethnocentrée, centrée sur  les aspects matériels du patrimoine et soucieuse de distinguer des œuvres « exceptionnelles ». Ainsi, cinq pays d’Europe occidentale (l’Allemagne, l’Espagne, la France, l’Italie et le Royaume-Uni) se partagent la majorité relative des biens inscrits sur les listes du patrimoine mondial, et les villes européennes comptent pour plus de la moitié. 

   Cette approche du patrimoine culturel est toutefois en cours de révolution avec la notion de Moine renversé« patrimoine culturel immatériel » notamment consacrée par la convention de l’Unesco de 2003, entrée en vigueur en 2006. Le patrimoine culturel « immatériel » s’entend comme « les pratiques représentations, expressions, connaissances et savoir-faire – ainsi que les instruments, objets, artefacts et espaces culturels qui leur sont associés – que les communautés, les groupes, et le cas échéant, les individus reconnaissent comme faisant partie de leur patrimoine culturel ». (art. 2 de la convention)

   Un renversement est en effet opéré par rapport à la notion d’objet (Ch. Hottin). Dans l’approche de la convention, la pratique vient en premier, elle est l’objet patrimonial par excellence et les objets –secondaires- sont les supports indispensables à l’expression de ces dernières. Le processus prend le dessus sur le résultat qui est protégé, non plus véritablement en tant que tel, mais comme témoignage, trace, matérialisation de ce processus. La matière s’efface devant l’homme.

   Si les notions de transmission, d’identité et de sauvegarde demeurent présentes, elles s’inscrivent désormais dans une démarche plus dynamique au regard de l’objet sur lequel elles se portent.  Ainsi la sauvegarde est entendue dans un sens très large, depuis « l’identification » jusqu’aux actions de « revitalisation », en passant par « la documentation, la recherche, la préservation, la protection, la promotion, la mise en valeur, la transmission ».

   Il ne s’agit plus seulement de sceller le patrimoine dans un espace et une temporalité déterminés mais de mettre l’accent sur l’adaptabilité du phénomène patrimonial (Ch. Hottin). Le patrimoine culturel immatériel est mobile, comme l’est l’homme qui en est porteur. D’après la convention « ce patrimoine culturel immatériel, transmis de génération en génération, est recréé en permanence par les communautés et groupes en fonction de leur milieu, de leur interaction avec la nature et de leur histoire, et leur procure un sentiment d’identité et de continuité, contribuant ainsi à promouvoir le respect de la diversité culturelle et la créativité humaine. » (art. 2)

   La sauvegarde dès lors passe par un abandon du principe de fidélité révérencieuse qui figerait la pratique dans un état obsolète; elle suppose l’accompagnement de l’objet dans ses mutations successives.

Soufisme   Le concept de recréation continue ou perpétuelle fait davantage appel à la philosophie soufiste  ou bouddhiste qu’aux conceptions européennes. Ainsi le Coran insiste sur le miracle de la résurrection.

« Serions-Nous épuisés par la première création, pour qu’ils soient dans le doute sur une création nouvelle ? »  (Coran : 50; 14)

   Il n’est donc pas tant question de maintenir en vie le patrimoine culturel que de sans cesse le réinventer. Les porteurs des pratiques sont ceux qui les transmettent; il ne sont plus passifs mais actifs. Loin de la culture officielle des sites « classés » par les pouvoirs publics, les détenteurs des savoirs-faire, les griots, les marabouts sont ceux qui « disent » le patrimoine culturel immatériel. De simples objets d’étude anthropologique, ils deviennent les acteurs de ce patrimoine culturel. Ils ne sont pas dans un devoir de fidélité, ils auto-déterminent les canons du respect de la pratique.

   Dans cette perspective, la création n’est plus un donné mais un destin, en perpétuel devenir. La représentation devient dynamique et non figée.

   On soulignera, pour finir, que si le droit de la propriété d’auteur et notamment le droit moral peut, dans une certaine mesure, s’inscrire dans l’idéologie traditionnelle du patrimoine culturel, notamment en ce qu’il est garant d’une authenticité de la création au regard des vœux de son auteur, il existe en revanche un décalage profond entre la représentation nouvelle du patrimoine culturel immatériel et les règles de la propriété littéraire et artistique.

   Ces dernières s’appuient en effet sur une image « arrêtée » de l’œuvre, envisageant sa modification comme une altération, voire comme une trahison et non comme une régénération,  appréhendant l’évolution comme une suite d’œuvres dérivées les unes des autres dans une suite innombrable d’états statiques. Un tel système n’est pas en adéquation avec une culture de l’œuvre en mouvement car elle donne la préséance sur l’œuvre d’origine, œuvre « première » sur  l’œuvre « seconde », obligeant l’auteur dernier en date à s’inféoder au vouloir de l’auteur initial. Les règles du droit d’auteur reposent enfin sur la représentation d’un auteur isolé détenant un pouvoir absolu (droit de propriété) sur « sa » création et non sur celle d’un médiateur à un temps T d’un état d’une oeuvre en perpétuelle évolution. Il récuse ainsi l’idée d’une origine multiple de la création (le folklore a même une connotation péjorative) et d’une communauté indéterminée d’auteurs. Le droit d’auteur, gardien du temple, concept occidental par excellence n’est plus en phase avec cette notion mondiale de patrimoine culturel immatériel, laquelle contamine ses propres territoires ainsi qu’en témoignent les aspirations à la culture du remix. 


Valérie Laure Benabou    

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